Bastion de liberté
Le mouvement cosaque naquit spontanément par une libre association d’hommes désirant échapper à l’autorité des États. Politiquement, économiquement et socialement leurs structures étaient démocratiques et leurs ambitions égalitaires. Dans leurs communautés, d’abord en Pays sauvage puis à la Sietch et sur le Don, il n’y avait ni seigneurs ni gouverneurs, le produit de la chasse, de la pêche et des campagnes militaires était partagé équitablement, le droit à la propriété était le même pour tous et il n’y avait pas, tout au moins à l’origine, de différences de classes, non plus que raciales ou ethniques.
C’est à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, soit deux cents ans après l’apparition des premières communautés organisées, que la cosaquerie va vraiment prendre de l’ampleur. Avec cette croissance, les établissements vont prospérer, le nombre d’hommes va augmenter et les armées se multiplier. Devant ce phénomène grandissant, les gouvernements voisins vont se mobiliser et peu à peu faire main basse sur ces hommes trop libres et trop dangereux. Subventionnés, répertoriés et finalement récupérés, les Cosaques perdirent leur belle indépendance.
On peut donc dire que la Cosaquerie ne fut guère libre plus de deux siècles sur les sept de son existence totale. Son pourrissement fut progressif, sa récupération lente et régulière, mais sa fin était programmée. Faut-il pour autant en déduire la faillite de son système, l’échec de sa tentative d’organisation libertaire ? De toute évidence, la réponse est non.
Tout d’abord, la situation en pays cosaque n’égala jamais celle du reste de la Russie, et même si les privilèges des voïskos s’érodèrent jusqu’à épuisement complet, ils offrirent aux Cosaques un mode de vie bien plus libre qu’ailleurs à la même époque. Ensuite, l’exemple de la Sietch à lui seul démontre que ce modèle de société basé sur les libertés individuelles était viable, puisqu’il perdura chez les Zaporogues jusqu’à leur dissolution.
En définitive, c’est moins la durée qui importe, en terme de liberté, que l’expérience en soi. Même temporaire, l’autonomie et l’indépendance d’un groupe d’individus permettent à ceux-ci de s’émanciper des États oppresseurs. Et si, quelque temps plus tard, l’expérience doit tourner court, il sera toujours temps de recommencer ailleurs. Cette sorte de fuite en avant des hommes qui refusent de se soumettre est d’ailleurs la seule façon de résister. Car l’histoire l’a maintes fois démontré, les gouvernements parviennent toujours à faire ployer ceux qui tentent de leur échapper.

L’histoire cosaque, avec ses incessantes révoltes et la perpétuelle quête de liberté de ses communautés, fut l’une des plus importantes expériences de ce qu’appelle l’essayiste Hakim Bey les TAZ, ou «Zone temporaire d’autonomie».

Ce principe met en avant le fait que seule l’insurrection peut assurer, très momentanément, une forme de liberté qui permettra de vivre en marge des autorités, oppressives par définition.

Car l’État, quel qu’il soit, aura toujours pour visée essentielle de conserver le pouvoir durement acquis et donc de tenter de diminuer, et de supprimer lorsqu’il le peut, les libertés individuelles qui peuvent remettre en question son hégémonie. Pour cette raison, toute révolution, aussi absolue soit-elle, est vouée à l’échec par le simple fait qu’une fois dépassé l’instant de la rébellion un nouvel État se met en place. Cette idée induit que le soulèvement ne peut qu’être temporaire puisqu’il se transformera dès qu’il aura triomphé et que son idéal de départ laissera la place à un nouveau gouvernement.
Incontestablement, l’histoire des Cosaques obéit à cette définition, au même titre que la flibuste. C’est ce que Hakim Bey (alias Peter Lamborn Wilson) appelle des «utopies pirates», des micro-sociétés qui virent le jour à des époques et dans des espaces géographiques spécifiques. Vivant délibérément hors la loi, ces communautés évoluèrent en toute liberté jusqu’à ce qu’elles fussent identifiées puis supprimées. Anarchistes mais non anarchiques, au sens désordonné du terme, celles-ci s’organisaient selon des règles librement choisies et vivaient volontairement en dehors des contraintes de la civilisation.

Toutes ces zones de liberté temporaire, ces enclaves libertaires dans un monde en perpétuelle recherche de domination, ont ceci en commun qu’elles représentèrent, à un certain moment de l’histoire, des espaces vierges qui pouvaient être colonisés par des hommes cherchant à se construire une vie meilleure. À ce titre, il ne fait aucun doute que la cosaquerie, qui s’initia dans les Champs sauvages, se développa dans le Caucase et se répandit en Sibérie, s’apparente aux TAZ. Que l’on songe seulement aux premiers aventuriers qui se regroupèrent à Riazan, sur la Volga ou sur les crêtes du Caucase; aux Haïdamaks, Zaporogues et Cosaques slobodiens; aux soulèvements de Bolotnikov, de Stenka Razine, de Boulavine et de Pougatchev; aux mouvements parallèles qui participèrent à l’histoire cosaque, comme la révolte de Kronstadt, l’Ukraine anarchiste de Makhno et la Mongolie du baron Ungern-Sternberg.
Durant toute son histoire, la cosaquerie a engendré ou alimenté de nombreux îlots autonomes, qui s’organisèrent en marge de l’autorité des États comme autant de poches de résistance. Partageant une même origine, une culture de base et un mode de vie, tous ces éléments communiquèrent entre eux, se métissèrent et souvent se liguèrent contre le danger, que celui-ci vînt de la guerre ou de l’État
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