Introduction
Sauvages, farouches, libres, invincibles: voilà les Cosaques, guerriers redoutables, cavaliers exceptionnels, buveurs impénitents! Telle est en tout cas l’image de Tarass Boulba et de ses pairs: des hommes forts, avides de grand large, frères de sang et de vodka, liés à la terre russe par une âme rebelle éprise de liberté... Fantasme ou vérité historique?
Que le trait soit forcé ou non, cet archétype du héros cosaque, aventurier issu d’une terre que se disputèrent Vikings, Slaves et Mongols, semble bien avoir existé: que l’on songe seulement aux épopées d’Ermak en Sibérie ou de Stenka Razine! De fait, digne descendant du bogatyr des anciennes légendes russes, le Cosaque fut sans aucun doute un héros de chair et de sang, infatigable soldat, bandit de grand chemin et pirate idéaliste. Mais de ses origines multiples à son rôle paradoxal dans l’histoire de la Russie, son identité est aussi complexe et insaisissable que celle du flibustier du XVIe siècle, avec lequel il partage d’ailleurs de nombreux points communs.
Car le moins que l’on puisse dire c’est que les contradictions ne manquent pas dans l’histoire des Cosaques. Par exemple les Tatars, adversaires traditionnels, furent plus d’une fois leurs complices lors des campagnes de pillage qu’ils organisaient dans la steppe. Et leurs vêtements, leurs armes, leur façon de combattre et bien des mots de leur vocabulaire étaient hérités des Mongols, tout comme leur nom d’ailleurs. Les choses étaient aussi peu claires avec les Polonais, puisque les Cosaques combattirent à leurs côtés contre les Ottomans mais les affrontèrent pour défendre la Sainte Russie.
Contradictions toujours, les Cosaques furent des pirates et des parias au début de leur histoire, ce qui ne les empêcha pas de se transformer plus tard en soldats du tsar et même gendarmes du pouvoir. Partenaires-adversaires, encore, avec les communistes, qu’ils tentèrent d’éradiquer aux côtés des troupes tsaristes, à la chute de l’Empire, mais avec lesquels certains n’hésitèrent pas à se battre. Pendant la guerre civile, on vit donc des Cosaques blancs, des rouges et des noirs anarchistes, compagnons de Nestor Makhno. Plus tard, sous Staline, la situation sera encore plus étonnante avec des troupes cosaques engagées aussi bien dans l’armée soviétique que dans celle de la Wehrmacht!
Mais à la contradiction, qui sème évidemment le trouble, il faut encore ajouter le flou d’une histoire qui ne fut jamais écrite de son vivant. On doit donc s’armer de courage pour tenter de comprendre qui étaient les Cosaques: société de pillards, caste de guerriers, communauté de rebelles, pirates opportunistes ou peuple des steppes? Et puis de quelle ethnie parle-t-on? D’où venaient-ils, de quelle race étaient-ils le produit?

Pour y répondre, il faut se plonger dans l’histoire de la Russie, et même plus loin : remonter le cours du temps, visiter les steppes à l’époque des premières invasions et des tribus nomades venues de l’Est; comprendre l’éclosion de ces communautés d’hommes libres nécessite en effet d’identifier leurs composantes ethniques, de considérer les peuples avec lesquels se mélangèrent leurs précurseurs. Et puis il faudra suivre pas à pas le développement de l’Empire russe afin d’y observer comment le mouvement cosaque s’y entremêla. Malgré cela, il faudra encore se garder de tirer trop vite des conclusions générales sur la cosaquerie étant donné l’étendue de son histoire. Au XVe siècle, par exemple, il suffisait de rallier les steppes du sud de la Russie pour devenir Cosaque, mais plus tard, ce furent les États qui enregistrèrent les Cosaques, puis leur statut finira même par se transmettre de père en fils. Selon la période ou la région considérée, on peut donc être amenés à constater des réalités bien différentes...
Afin d’y voir plus clair, on peut schématiquement scinder le mouvement cosaque en deux zones et deux époques bien distinctes: la Russie et l’Ukraine, tout d’abord, et la période antique avant l’avènement des voïskos, ces armées territoriales qui se formèrent entre Don et Extrême-Orient et qui furent soumises à l’autorité des tsars.

Au départ formées de renégats mongols, les bandes de guerriers libres à l’origine des premières communautés cosaques furent rapidement augmentées de paysans fuyant le servage, de pillards et de vagabonds. Pirates et bandits de grand chemin, ils louèrent bientôt leurs services aux souverains voisins de Lituanie, de Pologne, d’Ukraine et de Russie, devenant ainsi mercenaires puis gardes-frontière.
Ces premiers Cosaques se slavisèrent et se répandirent le long des «marches» de la Russie, devenant rapidement les indispensables troupes auxiliaires de l’Empire naissant. Avec le temps, ils constituèrent un vrai peuple, avec son mode de vie bien à lui et sa propre culture, issue en grande partie de leurs principaux adversaires : les Mongols de la steppe et les Tcherkesses du Caucase.
De leur première apparition à aujourd’hui, les Cosaques ont accompagné l’histoire de la Russie pendant presque sept siècles. Répandus de l’Europe au Pacifique, ils tinrent en échec les hordes asiatiques, conquirent la Sibérie, furent décimés par Catherine II et génocidés par la révolution, disparurent, puis réapparurent à la fin du XXe siècle en nationalistes réactionnaires ou en soldats d’apparat. Devant l’importance d’une telle aventure, il est donc impératif d’opérer des choix afin de saisir les caractéristiques principales de la cosaquerie, ses étapes primordiales, celles qui générèrent son image passionnelle et fascinante.
En premier lieu, bien sûr, cette ardeur combative exceptionnelle qui fit dire à Napoléon, battu à plate couture dans sa campagne de Russie : «Donnez-moi 20 000 Cosaques et je conquiers l’ensemble de l’Europe, et même le monde entier!» Car ces hommes étaient réputés infatigables, rusés, se battant par tous les temps, de jour comme de nuit et sur tous les terrains.
Nés de la steppe, ils étaient néanmoins de remarquables marins et de brillants montagnards. Cavaliers hors pairs, éclaireurs, ils étaient aussi de redoutables fantassins et d’excellents artilleurs. Pratiquant le combat de guérilla, ils harcelaient l’ennemi, l’épuisaient et le décourageaient, jouant sur la rapidité et la surprise.
Chez eux, dans leurs villages fortifiés, puis dans les voïskos, ils étaient organisés en sociétés démocratiques, partageant tâches et butins de façon égalitaire. Depuis leur apparition dans ce qu’on appelle les Champs sauvages, ils furent attachés à leur liberté plus qu’à n’importe quoi d’autre, se battant pour le droit d’exister dans un monde à part, un univers autonome hors des sociétés sans cesse plus oppressives.

À travers le temps, chaque Cosaque, quel que fut son profil, son époque ou son parcours, fut l’adversaire farouche des contraintes imposées. Refusant de se soumettre à l’autorité non choisie, ces hommes furent sans doute les précurseurs d’un anarchisme fédératif qui n’allait pas tarder à engendrer les nihilistes russes, les socialistes puis les révolutionnaires – Bakounine, Herzen, Kropotkine, Netchaïev, tous propagandistes libertaires, considéraient d’ailleurs la «république cosaque» comme un modèle de démocratie sociale.
Mais le monde, autour des Cosaques, se resserrait et allait bientôt les forcer à mettre de l’eau dans leur vin ; obligés d’accepter l’aide impériale, ils vendirent peu à peu leur liberté en échange de subsides et de terres. Passés sous la férule des tsars ils devinrent les soldats de l’Empire, puis les gendarmes d’un système qui sut admirablement utiliser la carotte et le bâton...